Témoin et ministre de la miséricorde
« Bénis le Seigneur mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits » (Ps 103, 2). Parcourant les souvenirs de ces trente-deux ans de vie, une trame tissée de misère et de miséricorde, mon cœur chante spontanément le psaume 103. Né de parents qui n’étaient pas mariés et bien éprouvés par la vie avant leur rencontre, j’ai grandi à l’ombre du terrible monstre de la guerre - une guerre fratricide - qui est venue frapper à notre porte pour demander son tribut avec l’assassinat de mon frère aîné. Je fus éloigné de Dieu et de l’Église à un très jeune âge par ma propre rébellion et la force d’une société qui promet le ciel sur la terre ; la grâce d’une profonde souffrance intérieure, malgré son absurdité, m’a fait revenir au Seigneur. Je me suis retrouvé à genoux devant mon Créateur, mon Rédempteur et mon Sanctificateur. Je peux me considérer, à tous égards, un fils de mon temps. Ces paroles du décret Presbyterorum Ordinis du Concile Vatican II, dont nous fêterons le 50e anniversaire le 7 décembre, viennent à mon esprit : « Ils [les prêtres] ne pourraient être ministres du Christ s’ils n’étaient témoins et dispensateurs d’une vie autre que la vie terrestre, mais ils ne seraient pas non plus capables de servir les hommes s’ils restaient étrangers à leur existence et à leurs conditions de vie »[1].
Ainsi, l’action de Dieu dans ma courte histoire personnelle n’est que la manifestation claire d’un appel à être prêtre de la nouvelle alliance, à participer au sacerdoce du Christ qui s’accomplit par le don total de lui-même sur la croix et son intercession éternelle pour nous auprès du Père. « Nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché » (He 4, 15). « Pris d’entre les hommes » voici 19 ans, aujourd’hui le Père m’établit prêtre et me fait participer à l’unique sacerdoce de son Fils : « Il a dû devenir en tout semblable à ses frères, afin de devenir dans leurs rapports avec Dieu un grand prêtre miséricordieux et digne de foi, pour expier les péchés du peuple » (He 2, 17), surtout les miens.
Aujourd’hui je bénis, loue et honore le Seigneur pour ses bienfaits, qu’il me permette de continuer à le connaître, à le servir et à l’aimer tous les jours de ma vie. Je rends grâce pour mes parents, mes grands-parents, mes frères et sœurs Ame, Ana Milena, Mauricio, Yova y Julián, pour les supérieurs et formateurs qui m’ont accompagné pendant ces années de préparation au sacerdoce. Merci, Seigneur, pour mes frères légionnaires, mes sœurs et frères consacrés et toutes les personnes merveilleuses que tu as mises sur ma route, la liste est longue. Je te demande de tout cœur la grâce de te contempler éternellement au ciel entouré par tous ceux que j’aime.
« Lui qui rachète à la fosse ta vie… il ne nous traite pas selon nos péchés » (Ps 103, 4. 10)
J’étais un bon jeune, « un mec bien », mais comme pour tout le monde, les rencontres et les événements commencèrent à changer ma vie. La société colombienne est une société catholique à la base, Dieu est omniprésent et certaines valeurs et traditions se transmettent d’une manière naturelle. Par conséquent, je fus baptisé et élevé dans le respect du nom de Dieu. Mais comme tout enfant, je commençais à noter les incohérences des adultes : j’apprenais le Notre Père en cours de religion et, en revanche, dans la rue avec mes amis, de même qu’à la maison, j’entendais les plus horribles insultes. Je voyais la vie droite de certains membres de ma famille et l’existence de ceux qui vivaient en contradiction avec le Credo que l’on m’apprenait. Je devais avoir 8 ans quand mes cousins m’invitèrent à participer à un tournoi de foot organisé par l’une des paroisses de ma ville d’origine. Fauché par un défenseur lors d’un match, je récitai par cœur et sans gêne la longue liste d’insultes apprises et rajoutai des blasphèmes à volonté. Pas de chance ! Un des prêtres organisateurs était dans le coin et il m’interdit de mettre le pied sur le terrain de la paroisse. Le premier carton rouge de ma vie était accompagné d’une excommunion de l’église... paroissiale. Pour un gamin de 8 ans, c’était assez pour arrêter la pratique, quand il n’avait rien pour le porter dans le sens opposé.
Ainsi, j’accomplis les formalités sociales d’une première communion et d’une confirmation dont le principal souvenir, quelques années plus tard, fut la cuite du lendemain. L’Église et la religion n’étaient pas mon truc. Et pourtant, la mort d’un ami d’enfance, le spectacle de la guerre, la souffrance des pauvres sous le regard indifférent des riches avaient déjà éveillé en moi ces questions qui ne te quittent plus jamais une fois que tu t’es confronté à elles. Oui, j’étais « un mec bien », un bon élève passionné par la science et l’informatique, joyeux, coquin, sportif, mais les questions de la vie commencèrent à tarauder le cœur de l’enfant, à le faire mûrir à grande vitesse et l’adolescent s’est retrouvé démuni, sans Dieu, pour faire face au sérieux de la vie. En plus la rupture avec l’enfance obligeait « le garçon bien » à devenir « un homme meilleur que…», et sans me rendre compte j’ai changé mon attitude à la maison, ma relation avec les filles et avec les amis : en vertu d’une loi que je ne pouvais comprendre, le monde, le diable et la chair avaient pris le dessus sur mon âme. Cela a été une époque triste de ma vie, avec des amis abîmés, drogués et enivrés aux fêtes, avec le drame des premières amies enceintes. Et moi, au milieu du tourbillon, sans m’en rendre compte, j’avais fermé la porte à Dieu quand mon existence commençait à peine à s’ouvrir à la vie. L’enfant commençait à faire l’expérience du péché qui habite le cœur de l’homme et le rend capable des pires choses quand il est laissé à lui-même.
« Lui qui te couronne d’amour et de tendresse, qui rassasie de biens tes années… » (Ps 103, 4-5)
En 1996, grâce à une amie, ma copine à l’époque, je suis retourné à l’Église par hasard. Oui, grâce à mon ignorance en matière religieuse, j’avais confondu le groupe de jeunes avec le groupe vocationnel et la Providence m’a mis au milieu d’un cercle de jeunes gens qui écoutait le témoignage d’une fille, très jolie et intelligente, qui laissait tout pour entrer au carmel. Au début je croyais que le carmel était une sorte d’école préparatoire, mais quand j’ai appris de quoi il s’agissait, ma deuxième révolte contre la foi a explosé : « Nous ne sommes plus au Moyen Âge», me disais-je. Cette rébellion m’a mis au pied du tabernacle et la première prière que j’adressais au Seigneur du fond du cœur commençait avec ces termes de tendresse et d’amour : « Tu es un Dieu despotique, tu n’as pas le droit de disposer des hommes comme tu veux, qui t’a donné le droit d’aliéner les gens ?... ». À ma sortie de l’église je suis tombé sur un prêtre qui a changé ma vie et la vision de l’Église que j’avais : le P. Arcángel Muñoz. Cet homme, avec grande patience et bonté, m’a fait découvrir le visage de Dieu. Dans le cours d’une année il m’a fait passer du niveau « zéro pratique » à la disposition d’esprit nécessaire pour accueillir l’appel du Seigneur. En 1996 deux prêtres légionnaires du Christ visitèrent mon école, et après une conférence, ils nous invitèrent à connaître leur petit séminaire fondé récemment en Colombie. Mes parents pensaient que je partais à un week-end comme les autres, en réalité le Seigneur voulait me montrer quel serait mon chemin et ma vocation pour le reste de ma vie. Le Seigneur, qui était allé me chercher loin, me disait qu’un jour je devrais aller chercher loin les âmes.
« Lui qui révéla ses desseins à Moïse, aux enfants d’Israël ses hauts faits » (Ps 103, 7)
J’étais mordu par l’ambiance au petit séminaire et, en plus, je voulais donner une chance au Seigneur dans ma vie dans un élan de générosité. Quand j’ai communiqué à mes parents mon intention d’intégrer l’école, le combat fut dur jusqu’au jour où ils ont vu les horaires et le règlement : « Il ne va pas tenir » se sont-ils dit. Je pourrais écrire un livre sur les expériences, les espiègleries de ces années merveilleuses de ma vie dans les conditions de pauvreté et les carences propres d’une période de fondation. Une seule chose restera pour toujours : c’est ici que j’ai découvert Jésus comme un vrai ami et confident, j’ai découvert un Dieu vivant qui m’a aimé et qui a donné sa vie pour moi. Toutes mes années de séminaire ont été marquées par cette rencontre initiale. Mon adolescence avait été transformée au contact du charisme de Regnum Christi : cette capacité de nous porter à la rencontre d’un Jésus vivant, de former et de faire naître l’Église dans nos âmes, de transmettre aux hommes une passion profonde pour annoncer l’amour du Christ. Quand je voyais les prêtres célébrer la sainte messe, je sentais que Jésus me montrait son cœur et me disait : veux-tu passer le reste de ta vie à aimer les hommes comme je les aime, à partager ma passion pour eux ? Ma réponse ne se fit pas attendre : « Seigneur Jésus, je t’offre mon cœur, pour qu’en moi tu aimes le Père et tous les hommes ».
« Le Seigneur a fixé son trône dans les cieux, par-dessus tout sa royauté domine » (Ps 103, 19)
« Christus Vita Vestra » (Le Christ votre vie), c’est l’inscription qui domine le seuil du noviciat et le programme de ma vie pendant ces deux années au cours desquelles je pus jouir du contact avec Jésus, connaître et être connu par la congrégation. L’appel du Seigneur ressenti au petit séminaire s’est confirmé et l’invitation de Jésus à le suivre de plus près s’est concrétisée le 2 février 2003, jour de ma profession religieuse. Le noviciat m’ouvrait grande la porte de la vie spirituelle et de la préparation à une vie complétement dédiée à l’apostolat, suivant l’exemple de tant de légionnaires du Christ que j’avais connus à l’époque. Pendant les longues heures d’adoration j’appris à trouver dans le Cœur de Jésus la source de l’amour miséricordieux qui me porte à faire de ma propre vie une offrande de réparation et de don de soi pour les frères. Ma vocation religieuse et sacerdotale devenait ainsi évidente.
« L’amour du Seigneur pour qui le craint est de toujours à toujours… pour ceux qui gardent son alliance » (Ps 103, 17. 18)
Après la rencontre avec Jésus au petit séminaire, les premiers amours du noviciat et les premières années de vie religieuse, le temps de l’élection définitive était arrivé. La vie au séminaire, rythmée par la prière, le travail, l’étude, l’apostolat et le sport, me convenait totalement. L’annonce du début de mon expérience pastorale en 2004, alors que j’avais 21 ans, m’a rendu un peu nerveux, mais une fois sur le terrain je me suis bien adapté. Mon cercle de relations s’est élargi et je me voyais le reste de ma vie en mission parmi les jeunes. Un beau jour, une déclaration d’amour enfantine de la part d’une fille, que je trouvais d’ailleurs déplacée, a déclenché une explosion de mon monde affectif et de ma foi, à ce moment-là ma raison et la vertu furent impuissantes. Je garderai toujours le souvenir de ma prière en ce jour de tempête intérieure : un tête-à-tête avec Jésus, les bras ouverts sur la croix, une douce expérience de vraie liberté.
Il me demandait : Roger, qu’est-ce que tu veux/que veux-tu ? Qui cherches-tu ? Dans son regard il n’y avait ni condamnation ni menace. Sous son regard, les larmes aux yeux, l’adolescent affaibli, mais plein d’amour, a crié : comment pourrais-je continuer à vivre sans toi ? Seigneur, tu le sais, je t’aime. Oui, j’avais un peu négligé mon amour de jeunesse, Jésus, soumis à la routine et interpellé par la beauté de l’amour humain. C’est face à la vérité et à la beauté de deux biens que peut mûrir le choix définitif d’une liberté humaine. Cette année-là j’ai commencé à préparer ma profession perpétuelle et j’ai découvert que l’amour humain, loin d’être une tentation, serait une motivation et une valeur que ma propre consécration à Dieu devait promouvoir. Je remercie tous les couples qui m’ont soutenu dans ma vocation par la beauté rayonnante de leur fidélité et de leur fécondité.
« Il ne nous traite pas selon nos péchés, ne nous rend pas selon nos fautes » (Ps 103, 10)
Il y a quelques années je me disais : avant ton entrée à la communauté ta vie n’était pas exemplaire, mais au moins tu as intégré la congrégation parfaite : la congrégation fidèle au pape, qui avait eu une croissance incomparable après le Concile, qui « faisait tout bien »… Bénis le Seigneur, mon âme, lui qui a mis en morceaux mes certitudes humaines. Je croyais que j’étais prêt pour devenir prêtre, mais le Seigneur me gardait encore une leçon. Au milieu de la crise que nous avons traversée ces dernières années, en proie au scandale, signalés du doigt dans une tempête médiatique sans précédent au sein de l’Église, je me suis armé d’une pierre à la main et attendais les indications pour lapider les coupables. Par la grâce de Dieu cette pierre est tombée sur ma tête et m’a réveillé de mon sommeil puritain. Le péché institutionnel que j’entendais condamner habitait déjà dans mon cœur. Combien de fois me suis-je retrouvé au premier rang de la chapelle pour élever une prière à l’idole de mon orgueil : « Seigneur, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres qui ne portent pas la soutane, qui n’ont pas une longue formation comme la nôtre… ». Le scandale avait mis à nu mon âme qui était bien cachée sous le voile de ses feuilles de figuier. Je préparais un sacerdoce de salon de beauté, de perfections et de sûretés humaines cachant à Dieu ma plus grande richesse : ma faiblesse, le lieu privilégié de la rencontre avec sa miséricorde.
En réalité, Dieu voulait pour moi un autre sacerdoce : tout grand prêtre est établi afin « d’offrir dons et sacrifices pour les péchés. Il peut ressentir de la commisération pour les ignorants et les égarés, puisqu’il est lui-même également enveloppé de faiblesse, et qu’à cause d’elle, il doit offrir pour lui-même des sacrifices pour le péché, comme il le fait pour le peuple » (He 5, 1-3). Confronté à mon propre péché, j’ai entendu avec une lumière nouvelle les paroles du prophète : je ne veux pas la mort du pécheur, de l’œuvre de Dieu, mais qu’il vive. Cette étape de la vie de la congrégation, de ma propre vie personnelle, a été aussi un « bienfait » du Seigneur, qui m’a révélé l’abondance de la grâce là où le péché avait abondé. Le Seigneur ne me voulait pas simplement comme un prêtre digne de foi, il me voulait un prêtre miséricordieux. Il ne voulait pas que j’apprenne un beau discours sur la miséricorde lors de mes cours, il voulait que j’en fasse l’expérience, et ainsi il me préparait à devenir ministre et témoin de sa miséricorde.
L’expression la plus belle de ce chemin intérieur de la grâce en moi je l’ai trouvée dans ces paroles de l’homélie du cardinal De Paolis aux ordinations sacerdotales de 2013 : « Vous avez ainsi confirmé, avec votre comportement, la vérité que le monde n’est pas renouvelé par ceux qui se limitent ou se perdent dans les scandales sensationnalistes et dans la méfiance, par ceux qui restent à la fenêtre en regardant avec curiosité ou en exprimant leur propre insatisfaction, mais quand on assume le péché, quand on en porte les conséquences dans l’offrande de sa propre vie, quand on est fidèle à sa vocation »[2]. Cette expérience confirmait aussi l’amour pour l’Église, épouse du Christ et mon épouse : « Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem » (Ct 1, 5). Pour sa bien-aimée au teint basané Jésus s’est livré « afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée » (Ep 5, 26-27).
« Le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour » (Ps 103, 8)
Le 12 décembre prochain, fête de Notre-Dame de Guadalupe et dans le cadre de l’Année de la Vie Consacrée, du 75e anniversaire de Regnum Christi et de l’Année Jubilaire de la Miséricorde, je serai configuré avec Jésus prêtre, prophète et roi pour l’éternité. La grande nouveauté du sacerdoce de la nouvelle alliance est le dynamisme créé par l’union entre la docilité du Christ au Père et sa solidarité avec les pécheurs[3]. Dans l’Ancien Testament les fils de Lévi se sont octroyé le sacerdoce après avoir tué ses frères idolâtres (Ex 32, 28-29). Jésus est devenu prêtre souverain en offrant sa vie pour « ce qui était perdu » (Lc 19, 10). Dans les années de vie que le Seigneur m’accordera, c’est le sacerdoce de Jésus que je veux imiter : je veux être prêtre avec Jésus, prêtre pour reconduire un grand nombre de fils à la maison du Père par la suavité de son Esprit. Je veux être dans l’Église, pour l’Église représentation sacramentelle de Jésus-Christ dans sa fonction d’unique médiateur entre Dieu et les hommes. Ma mission au service de Regnum Christi et de l’Église locale, en tant que prêtre légionnaire du Christ, sera de rassembler les hommes autour de cet amour miséricordieux pour que Jésus règne dans leur cœur et, par eux, au cœur de notre société.
Je me confie à votre prière et demande à Marie, Mère du premier prêtre et Mère de miséricorde, d’associer mon oui quotidien à celui de son Fils pour le salut du monde. Marie et Joseph, que ma vie sacerdotale soit le lieu de la rencontre de la misère de l’homme avec la miséricorde de Dieu.
[1] Concile Vatican II, Presbyterum Ordinis, no 3.
[2] Card. Velasio de Paolis, Homélie aux ordinations sacerdotales de 31 légionnaires du Christ, 14 décembre 2013.
[3] A. Vanhoye, Il sacerdozio della Nuova Alleanza, Ancora, Milano 1999, 45-63.